•• Quand le réveil a sonné, je savais déjà que c'était une mauvaise journée. Et voilà une bonne heure que je suis avachi dans mon canapé, incapable de bouger. On dirait un déprimé. Mon café dans la main – il doit être froid d'ailleurs – je garde les yeux rivés dans le vide. Aujourd'hui, ça fait quinze mois que l'accident a eu lieu. Quinze mois que mon coeur a cessé de battre. Quinze mois qu'on m'a tué en même temps qu'elle est morte. Je ferme les yeux et inspire à fond. Mal rasé, les cheveux en pagaille, habillé seulement d'un jogging et d'un débardeur, on sonne à la porte. Je sais déjà qui c'est. Je pose ma tasse à laquelle je ne toucherais finalement pas, me trainant jusqu'à la porte d'entrée. Je sais très bien que si je ne lui ouvre pas, elle va camper devant ma porte. Ou bien la détruire à coups de tronçonneuse. Oui, everything est possible avec elle. Je retire le verrou, ouvrant la porte sur une demoiselle toute fraiche toute belle, contrastant pas mal avec mon état ours que j'ai choisi aujourd'hui. Je ne souris pas ; je sais qu'elle comprend. « Entre. » je murmure en ébouriffant mes cheveux, me poussant du milieu pour la laisser passer avant de refermer derrière-elle. Je sens une bonne odeur de bouffe mais je n'ai pas faim – même si elle va sans doute me forcer à manger.

•• Je n'aime pas la voir me regarder comme ça. Je sais qu'elle fait de son mieux pour ne pas montrer la compassion et la pitié qu'elle a pour moi en ces jours sombres, mais malgré-tout, je le vois. Pour ne pas la blesser, je réponds : « C'est gentil. » sans lui dire que non, je n'ai absolument pas faim. Elle fait tant d'efforts pour moi... J'ai regardé qu'elle n'a pas continué sa phrase. Oui, je sais que nous sommes le dix-neuf. C'est principalement la raison pour laquelle je suis dans cet état aujourd'hui. Je la regarde débarrasser la table, retournant dans mon mutisme de destruction silencieuse, rejoignant le canapé et m'y asseyant comme un gamin, rassemblant mes jambes contre mon torse. Je me décale en l'entendant et passe alors mon bras par-dessus ses épaules, l'amenant contre moi. Le silence n'est pas là depuis longtemps et il m'insupporte; heureusement, Sun le brise rapidement. Sa question, néanmoins, lui noue la gorge. Elle est l'une des seules à qui il n'a pas peur d'en parler, même si ça ne rend pas les choses plus faciles pour autant. « Au sourire qu'elle avait environ une demi seconde avant que le camion d'en face ne réduise notre voiture en poussière. » Ma voix, neutre, témoigne de la grande sensibilité de ce sujet même si pour certains, ça passe pour une affectation quasiment nulle. Ma main où notre anneau est toujours là, même plus d'un an après, me fait presque mal, et comme un réconfort, je cherche la main de Sunny pour la serrer dans la mienne, comme pour partager mon malheur. Pourtant, je ne souhaite ça à personne, pas même à ceux que je déteste.

•• Les gens me disent souvent « Mais ça fait longtemps maintenant ! » mais ce qu'ils ne comprennent pas, c'est que le temps ne change rien. Le temps n'emporte pas les blessures, les regrets, les meurtrissures. Non, le temps ne fait que les conserver, encore et encore, guettant le moment où il faudra les sortir pour mieux vous achever. Au fil des mois, alors que je pensais que ça s'arrangerait, ça a empiré. Comme une plaie, l'infection s'est répandue, touchant peu à peu tout mon être, de mon âme à mon corps. La douleur qui avant, restait mentale, est devenue physique. Mon alliance brûle à mon doigt comme si elle se resserrait de jours en jours. Pourtant, je suis incapable de me résoudre à l'enlever. Sa voix me sort de mes pensées et tandis que je l'écoute, ses mots enfoncent un peu plus cet espèce de clou qui me broie l'abdomen. Je fronce un peu les sourcils. Je ne la regarde pas. Je pourrais m'énerver mais je sais qu'elle dit tout ça pour m'aider. « En faisant ça, j'me sens vivant, Sun. Sans ça, j'ai l'impression d'être aussi mort que les jours comme ça là, tu vois ? » Non, j'suis sûr qu'elle ne voit pas, de toute façon personne comprend vraiment. Faut le vivre pour comprendre. Je serre sa main plus fort, inspirant à fond pour ne pas craquer. Je n'veux pas parler de ça. J'ne veux peut-être pas tourner la page, en fait. C'est peut-être moi qui fait blocage. Je veux fuir ce sujet. Je me penche vers la table, sans lâcher sa main. Ça me réconforte. On dirait un gosse & j'me fais un peu honte. Mais bon. « Bon alors, on... on mange ce que t'as apporté ? » je fais, avec un sourire que je voudrais plein d'entrain même si ça donne plutôt une étrange grimace.