Toronto, ou ma ville natale. J'y suis née le vingt neuf avril mille neuf cent quatre vingt douze, tout comme mon frère jumeau, Adam. En théorie, je suis la plus vieille, même si nous n'avons que quelques heures de différence. Depuis notre naissance, nous sommes très liés. Il est souvent dit que les jumeaux ont un lien sacré par rapport aux frères et soeurs, si je puis dire, normaux. Adam et moi ne faisons pas exception à la règle. Le plus clair de notre temps, nous le passions ensemble. Il était mon plus fidèle ami, ma raison de vivre et mon épaule sur qui pleurer en cas de besoin. Je découvris une passion pour la photographie grâce à lui. A nos sept ans, il m'offrit un appareil photo. Le plus beau que je n'avais jamais vu. Même mes parents n'en croyaient pas leurs yeux. Mon frère avait dépensé toutes ses économies pour me faire plaisir. Ce fut sans aucun doute le plus beau de tous mes cadeaux. Mes parents ne roulaient pas sur l'or, mon père était boulanger et ma mère vendait les produits le matin venu. Le salaire était assez maigre, mais nous arrivions à joindre les deux bouts. J'aimais ma vie, ma famille, aller à l'école. J'ai toujours été très enjouée, ne me posant jamais de question sur l'avenir. Je vis au jour le jour, sans me demander de quoi se jouera le lendemain. J'ai toujours été très studieuse, adorant l'école. Par contre, on me reprochait d'être trop rêveuse. Mais malgré ma rêverie permanente, d'excellents résultats arrivaient chaque année. Ma passion pour la photographie se développa au fil des années. De quelques dizaines de clichés à plus de cents par jour, j'y consacrais tout mon temps libre. Mon frère et moi partions en randonnée, prenions des tonnes de photos en s'amusant. Tout était parfait. J'avais la vie dont j'avais toujours rêvé. Mais le destin frappe quand on s'y attend le moins. Ça, je l'ai compris rapidement.

Ce jour-là, j'ai demandé à mes parents de nous accompagner, Adam et moi. Il faisait beau, assez doux pour un mois de novembre, et je voulais passer mon dimanche en famille. Enfilant bottes et doudounes, nous nous rendîmes au bord d'un petit lac à proximité de chez nous. Je l'adorais. Je l'avais pris en photo au moins vingt fois, sans m'en lasser. Je l'avais pris sous toutes les formes : la nuit, la jour, au coucher du soleil, sous la neige.. Cet endroit me permettait de me recueillir quand je n'allais pas bien, c'était mon petit secret. Quand nous arrivâmes au bord de la rive, je fis signe à mes parents et à mon frère de se placer devant le lac. Je voulais immortaliser ce moment, pour toujours. Délicatement, j'avais posé mon appareil photo sur son socle et avait couru pour les rejoindre. Quelques secondes plus tard, le cliché était pris. Nous étions au complet, à mon endroit préféré. Mais la tragédie frappa, trop vite. A peine arrivée pour reprendre mon appareil photo que la glace se brisa. Mes parents étaient déjà loin.. mais mon frère, non. Il avait pris le temps de contempler le paysage, sans penser que la glace se briserait sous son poids. Tout était allé trop vite, et je n'ai même pas eu le temps de voir mon frère sombrer dans l'eau gelée. J'accourus du plus vite que j'ai pu, tentant par tous les moyens de le sauver. En vain. J'étais à plus de dix mètres de la cassure, et je ne pouvais me résoudre à plonger. Je hurlais, criais de tout mon être. Je n'ai rien pu faire. Mes parents n'ont rien pu faire. Je venais de perdre ma moitié, la plus grande partie de moi, en quelques brèves secondes. Je n'avais que seize ans, et la vie me prenait déjà de court.

Après l'enterrement d'Adam, ma vie était maussade. Je ne faisais plus grand chose, je ne m'amusais plus. J'étais brisée de l'intérieur, comme la glace qui avait cédé sous le poids de mon frère.. Je n'avais jamais passé une période aussi difficile. Mes parents étaient eux aussi anéantis, la perte d'un enfant est toujours la pire. Mais la perte d'un frère jumeau l'est également. Je n'arrivais pas me projeter dans l'avenir sans lui. Pourtant, j'ai moi-même été très « carpe diem. » Seulement depuis sa mort, je ne pouvais plus vivre comme ça. J'étais obligée de penser à mon futur, et comment il serait sans Adam. Ce fut très rude, j'eus énormément de mal à m'en remettre. D'ailleurs, je crois que je ne suis jamais passé au dessus. Heureusement que j'ai toujours positivé dans la vie, sinon j'aurais plongé. Après un an d'épreuve, j'avais pris la décision de partir. Je n'avais que dix-sept ans, certes. Mais je ne pouvais plus vivre à Toronto, trop de souvenirs me ramenaient à mon frère. Je ne voulais rien oublier de ma vie d'avant, mais il fallait que je fasse le vide quelques temps. Je désirais m'évader le temps de quelques mois, tout au plus. Mais quand mes parents acceptèrent ma décision, je crois que je ne reviendrais plus. Dès mon arrivée à San Diego, je me sentais littéralement mieux. Physiquement parlant. Mon moral était faible, même si je n'en montrais rien. J'ai toujours été solitaire et réservée, raconter les péripéties de ma vie ne m'intéressait pas.

Malgré mon manque d'enthousiasme, je pris la décision de continuer dans la photographie. C'était tout ce qu'il me restait de mon frère, je lui devais bien ça. J'avais du talent, les écoles étaient nombreuses à me demander. J'en acceptai une, au centre de la ville de San Diego. J'y suis depuis deux ans maintenant, et je prévois d'ouvrir ma galerie dans les mois à venir. Il faut juste que je trouve quelques investisseurs, et je pourrais réaliser mon rêve d'enfant. Petit à petit, la joie de vivre reprend le dessus sur le chagrin. J'ai bien entendu une plaie non cicatrisable au fond de mon coeur, mais j'ai appris à vivre plus ou moins avec.